Matthieu Champetier de Ribes, Artisan à la ferme de Grignon

Chaque matin avant de partir, je fais un point topographique afin de faire les bons choix dans mon étape. Je prends en considération la météo, le vent et ma motivation à avaler du kilomètre. Aujourd’hui je suis attendu à Quily et après je mettrai cap en direction de Rennes. Depuis quelques jours j’utilise sur mon smart phone, l’application google map vélo qui me propose des itinéraires. Je ne sélectionne pas forcément le plus rapide qui est parfois un peu trop bitumé ou pollué à mon gout. Mais préfère la proposition cyclotourisme, je passerai sans faire de grands détours par l’ancienne ligne SNCF de Questembert à Ploërmel réhabilitée en voie verte. Quel plaisir de pouvoir en dernière minute choisir son parcours sans avoir à sortir de la carte papier ni d’avoir de doutes sur le chemin emprunté. Je pars avec un balisage au mètre près et me laisse guider au son de la charmante voix de mon application GPS de chez google. Je découvre alors le plaisir de pédaler seul sur une piste cyclable en pleine campagne sans bruit de moteurs ni code de la route, une vraie sensation de liberté . Le vent dans le dos me pousse facilement et sans effort au dessus des 20 kilomètres/heures de moyenne, j’arriverai plutôt que prévu à Quilly.

Cet après midi, je rencontre un Boulanger atypique. Au Québec déjà, j’avais sortie ma plus belle plume afin de provoquer une rencontre avec Léandre qui est un Boulanger en recherche d’autosuffisance. Cela n’avait malheureusement pu aboutir. Aujourd’hui, je fais une étape chez Daniel. Boulanger, musicien, philosophe, jardinier, astrologue et écrivain, Daniel est un autodidacte passionné. Pieds nus dans son fournil, j’échange avec lui sur mon parcours et projet. Il me parle de son rythme et choix de vie tout en continuant à diviser sa pâte. Nous discutons de pain mais aussi de cette nouvelle tendance aux reconversions professionnelles. Il me fait part aussi de sa dernière intervention au TEDx de La Rochelle. Je découvre alors son discourt, que vous apprécierez ci-dessous :

« Vers une autre abondance

« Être soi-même pour changer le monde »

« La véritable pauvreté est l’impossibilité de choisir sa vie. »
Je suis boulanger-artisan depuis trente ans, dans un petit village breton de 300 habitants. C’est à Quily, dans le Morbihan, près de Brocéfiande.

Je suis né à côté, à Pannecé,qui vient du latin « panecce », qui veut dire « par ici est le pain ». Une autre bourgade dans le monde porte la même étymologie, c’est Bethléem. J’arrête là la comparaison.

Je boulange deux jours par semaine, le mardi et le vendredi. Mars et Vénus, vous l’avez compris. Je prends deux mois de vacances l’été, et encore quinze jours à Noël. Mon pain, tout en biologie, ne .m’occupe qu’à mi-temps. Ma femme est à quart-temps dans un autre métier. Nous avons élevé nos trois enfants, construit nos maisons, un grand jardin, des poules et des moutons. La musique, l’astrologie, l’écriture et la marche dans les bois habillent le reste de mon temps.

Donc une demi-autarcie et cependant, la pleine abondance.

Cette situation a parfois créé quelques suspicions parmi les villageois. La maison est dans les bois, entourée de chênes. J’ai alors une fois été accusé de trafic de glands. Bien sûr destiné à nourrir les cochons.Car il faut savoir qu’en Bretagne, il y a plus de cochons et de dindons que de Bretons. D’où une eau polluée. C’est pourquoi, autant que possible, je pétris mon pain à l’eau de pluie, la seule encore potable aujourd’hui, vérifiée par des analyses.

Le chant que vous venez d’entendre; une gwerz bretonne, ou complainte, évoque les années 1970-80 où nous rêvions d’une belle société, imaginant un paradis sur terre, « Dienez, dienez », « Misère, misère! » dit le barbe. Car depuis tout à dérapé, une Terre défigurée, exploitée, massacrée, méprisée. Mais, « ô Esperanza! », dit le chant. Question tragique : que nous reste-t-il encore comme espoirs aujourd’hui?

Pour répondre à cette interrogation et à ma manière, j’ai organisé mon existence selon et autour de trois attentions particulières, en pratique régulière dans mon quotidien.

1. Trouver la bonne locomotive

Autrement dit, quelle valeur tire le train de mon existence? Est-ce l’argent, la reconnaissance, le pouvoir, la gloire, ou le plus souvent, la sécurité? Toutes ces considérations mises devant deviendront vite des dépendances, et à terme, des impasses.

J’ai choisi la Liberté. Cette valeur contenant également celles de l’amour et de la beauté. Tout le reste que je viens de citer viendra derrière, en conséquence,en récompenses.

Deux manières de conduire sa vie : choisir ou subir.

Choisir est une discipline. C’est se donner des objectifs et de s’y tenir. C’est aussi terminer toute chose engagée. En l’absence de cette exigence, et sans elle, ce sont l’environnement et les événements qui s’imposeront et que nous subirons sous forme de contraintes.

La discipline, par son élan, cherche la liberté. Mais la contrainte, par ses efforts, rend prisonnier. Or, si l’élan vit, l’effort tue! « Si tu fais à ta tête, tu seras toujours malheureux! », me disaient toujours mes patrons boulangers. Je suis depuis retourné les voir pour leur dire qu’à « faire à ma tête », ma vie était une véritable fête. Et mieux : que faire avec le cœur est encore meilleur.

La sécurité retient tout, mais la liberté ouvre à tout. Sachant que l’on peut manquer de temps avec beaucoup d’argent, ou inversement. Ou bien avoir du temps et de l’argent, mais être en panne d’élan et de désir. «J’aime mon travail », dit-on parfois. Reste à savoir sur quoi se porte cet amour-là. C’est une nécessité d’identifier le bœuf qui tire la charrette. À la clé, c’est une illusion qui peut être levée. Et alors, possiblement, permettre de rencontrer son chemin de vérité. C’est pourquoi j’ai refusé d’être scolarisé, d’être salarié, d’être télévisé ou informatisé.

«Tu te crois donc si grand pour refuser ce que tout le monde accepte », m’a un jour craché un psychanalyste brièvement rencontré. Oui! La grandeur de la simplicité volontaire, du contentement et de la générosité.

2. Se débarrasser de tout l’inutile

Ce fut une révélation le jour où j’ai découvert que vendre le pain demandait autant de temps que le faire. Alors j’ai donné ma caisse à ma clientèle. Les gens prennent leur pain dans l’étagère, à la sortie du four. Ils se servent en monnaie et commandent pour la semaine suivante sur un cahier mis à leur disposition. Je ne compte jamais la recette pour éviter de me faire du souci avec l’argent. Je reste libre d’être là ou ailleurs et chacun peut venir quand il le souhaite. Le pain se vend tout seul.

Je suis artisan en microentreprise. Un statut qui, en limitant le chiffre d’affaires, facilite grandement la gestion. Je n’ai ni comptable ni informatique, et cependant, ma comptabilité ne m’occupe qu’une demi-journée par an au crayon à papier. Et l’administration ne m’a jamais rien reproché.

Je fais du pain pour 150 familles, soit 300 à 500 consommateurs. Or un boulanger conventionnel a besoin de 2 500 clients pour amortir ses investissements en matériel, fonds de commerce, magasin et personnel. Ainsi donc, selon la formule que j’ai choisie, il y aurait cinq fois plus de boulangers dans nos campagnes abandonnées,désertées par les services premiers. Mais avec un petit four et toute cette boulange à la main, ce serait pour un boulanger ordinaire une frustration et même une honte. Par comparaison, tel un paysan qui retournerait à la charrue avec un âne.

Alors j’ai retourné la crêpe, et de cette honte, j’ai fait une fierté ! Et elle m’a récompensé. Car le miracle, c’est que je n’ai jamais cherché ni refusé, de clientèle. Mes deux jours de boulange s’équilibrent d’eux-mêmes, sans propagande et hors de toute concurrence.

Cette dynamique est l’œuvre de la légèreté.

Trop de superflu et d’inutile encombrent notre maison autant que notre esprit. La surcharge et l’embonpoint sont des énergies emprisonnées. Mais aussi tout objet ou pensée dont le mouvement s’est arrêté. Ranger un tiroir, son courrier, son grenier, viendra en même temps clarifier votre mental empoussiéré. Fabuleux ce contentement que d’être en ordre.

À cette condition, aussi souhaitable qu’incontournable, une belle tranquillité de l’âme, un véritable repos du corps deviennent accessibles. Seulement possible dans cet accomplissement total de nos missions, si modestes soient-elles, même invisibles, sauf à notre regard.

3. Être amoureux de tout

En ce sens que tout ce qui nous entoure n’est que projection et prolongement de soi-même. Alors, autant s’environner des êtres et des choses qui nous plaisent. Autant bien veiller à ce que nous fréquentons et ce qui nous accompagne soit au diapason de qui nous sommes. Laissons tout le reste tranquille, sans déranger les espaces qui appartiennent aux autres. Évitons donc les lieux et les relations qui se refusent à nos attractions et embellissons les choix qui sont les nôtres.

C’est en conséquence réveiller et cultiver nos propres désirs, nos rêves d’enfant trop souvent oubliés, enkystés, assassinés, jetés dans la poubelle de l’inaccepté ou de l’inacceptable.

Être amoureux de tout, c’est être au plus près de qui nous sommes et le manifester dans nos missions, nos relations, nos créations. Amoureux des êtres qui nous sont chers bien sûr, mais aussi de notre métier, de notre maison, de notre voiture ou de notre chemise.

Si notre voiture n’est qu’une « caisse », alors comment considérons-nous notre corps comme véhicule de notre esprit? Ne serait-il alors qu’une boite banale et sans charme? Je roule en « deuch » habillée du décor de ma, propre vision. Des fleurs, du soleil, un volant en bois, des rideaux… Imaginons toutes ces voitures sur les routes, ces carrosses aux goûts variés, aussi beaux que vous soyez si vous osiez vous l’accorder, le reconnaître. Quel bonheur alors de voyager sans tous ces clones alignés et banalisés sur des routes grises à pleurer.

Cultiver sa propre différence est la seule manière d’être utile à l’autre, à sa société, à sa communauté. Car personne ne peut nous reconnaître si nous ne sommes qu’une caricature de nous-mêmes.

«Je suis la réponse à une question posée par l’univers », dit le sage. Ou « comment devenir ce que je suis déjà? », prônait Platon. Être soi-même est la seule possibilité pour l’autre de rencontrer ce qu’il cherche, et en conséquence, de répondre favorablement à son besoin.

Cependant, une société a horreur des gens libres et heureux, car c’est incontrôlable et un danger pour les pouvoirs qui veulent s’imposer. Le trop de sérieux ou le manque d’audace verrouille alors la victime sans sa propre prison. Osons donc être qui nous sommes, amoureux de cet être-là dans toute sa beauté. Une chance pour l’humanité.

4. Suite et faim

Le sentiment d’impuissance est la voie la plus paralysante que l’on puisse rencontrer. Prier, méditer, se lamenter, manifester ne peuvent suffire. Il est nécessaire d’agir.

Je vous propose une recette pour changer le monde immédiatement ce soir, ou plus tard, demain matin. Trois gestes simples, accessibles à tous et prioritairement à tous ceux qui ne manquent de rien.

d’abord,

  • 1. Arrêter d’aller au supermarché

De lâcher le chariot pour reprendre son panier vers le jardin, les biocoop ou le marché local. Donc moins de camions sur la route, moins d’emballages à jeter et moins d’exploitation de la pauvreté.

Puis,

  • 2. Retirer notre argent (éventuel) des banques conventionnelles

Pour le placer dans des banques alternatives (la Nef, les Cigales, etc.). Ce sera alors la fin des spéculations financières ravageuses de notre planète. Et alors, favoriser les placements d’intérêt écologiques et humanitaires. Les flux financiers sont comparables à notre circulation sanguine. Le cholestérol n’a rien à voir avec le beurre. D’où vient notre argent? Où est-il? Et où va-t-il? Ainsi que notre sang peut être empoisonné, ralenti ou gaspillé en tant qu’énergie.

Enfin,

  • 3. Couper notre compteur électrique du fournisseur officiel

Et se brancher sur la fourniture d’énergies renouvelables proposée par des distributeurs tels qu’ Eneercoop ou autre micro et auto-capteurs collectifs ou domestiques. Le courant électrique suivra les mêmes circuits, mais votre facture ne nourrira plus ces dangereuses centrales nucléaires, si inquiétantes pour les générations futures. C’est un peu plus cher : une bonne raison pour diminuer votre consommation.

J’ajoute à ces trois gestes plume sur le chapeau, un quatrième :

  • 4. Le vote blanc

Seule manière d’écarter ces élus incapables de résoudre nos défis et de répondre aux besoins et nécessités de nos sociétés actuelles.

Ce vote est responsable et citoyen, et le seul possible d’accueillir de nouvelles âmes et guides porteurs d’espoir et de paix.

Car la violence a dit là où la conscience a failli.

En ces temps de crise d’errance, le moment est venu pour d’autres guidances, ressuscitant nos démocraties assoupies dans le fauteuil de l’aristocratie.

Cependant, citant ce que d’autres ont nommé « l’énigme de l’inaction », le problème est notre résistance à modifier nos comportements, voire notre volonté délibérée de ne rien changer. Car ces mutations nécessaires touchent à nos sécurités confortablement installées, et en conséquence, à la peur de manquer. Plus profondément encore, c’est d’être atteint dans notre identité de consommateur. Asservis que nous sommes à une certaine idée de bien-être. Cette attitude est contraire à une autre définition du bonheur qui serait « d’être ce que nous sommes ». Pour cela, l’urgence serait de rejoindre l’idéal qui nous habite et qui, seul, peut donner sens à notre existence.

Il s’agira alors d’une autre nourriture et, en conséquence, d’une autre croissance. En définitive, d’une autre abondance.

Alors, riche de quoi? D’abord trouver sa locomotive. Attention à la bordure du quai!

Bon voyage!

Daniel Testard, Quily, La Rochelle Novembre 2015″

Pas forcement besoin de rajouter grand chose…Même si je ne partage pas toutes ses convictions entre autre concernant le vote blanc. En relisant ce discourt, je ne peux m’empêcher de penser au film « Demain » qui recense des actions collectives, individuelles et politiques à entreprendre afin de commencer à construire des solutions pour notre avenir. Je quitte le fournil laissant Daniel épiloguer avec un villageois sur l’étymologie des mots tout en suivant attentivement sa fournée. Les averses me rappellent à la réalité de la Bretagne et me voici reparti en direction de Rennes.

En pédalant, je pense aussi à Nicolas avec qui j’ai échangé au téléphone la veille. Paysan Boulanger activiste lui aussi, habitant non loin de Daniel que je souhaitais rencontrer afin d’aborder la thématique de la biodiversité et de l’autonomie. La rencontre ne se fera pas cette fois ci malheureusement. Mais je garde espoir de le rencontrer à une prochaine occasion.

En chemin vers Rennes, au milieu de nulle part alors que je m’arrêtais boire de l’eau s’arrête Michel en vélo de course. « Vous cherchez votre chemin? ». S’installe alors un bref échange autour du vélo et cyclotourisme, Michel m’avoue son faible pour le deux roues avec à son palmarès un Pekin-Londres. Il me raconte son périple. La solidarité sportive existe bien et j’avoue que ces moments restent toujours très agréables. Une bonne bière et galettes saucisses m’attendent à Rennes, ce soir c’est couchsurfing chez Jean-Charles!